Les agnosies – C – Agnosies visuelles

Résumé : Les agnosies visuelles correspondent à l’impossibilité de reconnaître par la voie visuelle des objets ou des êtres animés, notamment des personnes, pourtant connus du patient qui en est atteint ; il ne s’agit pas d’un trouble de mémoire mais d’un dysfonctionnement de la chaine de la reconnaissance visuelle du fait de l’atteinte de certaines aires cérébrales dédiées, le plus souvent postérieures anatomiquement. Sont décrites ici les différentes formes que peuvent prendre ces agnosies particulières ainsi que les sièges les plus courants des lésions responsables.

Dans le langage de la neuropsychologie le terme de gnosie doit être compris comme la reconnaissance d’une chose ou d’une personne déjà connue du sujet ; l’agnosie étant à l’inverse la non reconnaissance ou les difficultés de reconnaissance de cette chose ou de cette personne ; l’adjonction du terme visuel indique que c’est le mode de la reconnaissance visuelle qui est altéré ; cependant le terme d’agnosie visuelle ne concerne pas les atteintes visuelles allant de l’oeil au cerveau mais les atteintes des aires cérébrales dédiées à la transformation des informations visuelles que le cerveau opère pour rendre ces informations compréhensibles.

Le terme d’agnosie visuelle désigne donc les troubles qui se produisent dans les cortex visuels et sémantiques associatifs dédiés à la vision ; cependant il est rare qu’une lésion cérébrale touche de façon élective telle ou telle zone corticale notamment dans les AVC où les atteintes sont souvent larges et empiètent sur des territoires voisins : par exemple des atteintes du langage (aphasie) ou de la lecture (alexie) peuvent être surajoutées à une agnosie visuelle et rendre très difficile l’affirmation ou non de sa présence dans un tableau clinique : ainsi si je ne peux pas dire que cet animal que je vois est bien un chien, est-ce parce que je ne le vois pas comme tel (agnosie visuelle) ou que je ne retrouve plus le mot chien (aphasie) alors que j’ai bien compris qu’il s’agit d’un chien ?

Les voies visuelles extra-cérébrales se terminent sur les cortex visuels primaires situés à cheval sur la scissure calcarine (SC fig 1) des lobes occipitaux .(cf pages sur le physiologie de la vision).

La fig 1 reprend les couleurs habituelles des différents lobes (frontal , pariétal ,temporal, occipital et limbique (ou cingulaire) sur une vue médiale d’un hémisphère droit).

Les voies visuelles faisant suite au cortex visuel primaire sont doubles ; en effet une voie dite ventrale (VV) se dirige vers la partie inférieure de chaque lobe temporal (LT) et une voie dorsale (VD) vers la partie supérieure de chaque lobe pariétal (LP) ; ces deux voies sont activées simultanément, la voie dorsale la plus rapide se dirige vers la cible (c’est la voie du où ?) ; la voie ventrale l’examine (c’est la voie du quoi ?) ; c’est cette dernière qui fait l’objet essentiel de cette page ; la voie dorsale est étudiée avec l’exploration de l’espace et sa pathologie.

Avant de décrire plus avant les différentes agnosies visuelles il faut citer ici la cécité corticale qui bien que d’origine cérébrale n’est pas considérée par les neuropsychologues comme une agnosie visuelle en raison de son rôle purement récepteur et non transformateur des informations visuelles ; l’agnosie corticale est liée à l’atteinte bilatérale du cortex visuel primaire et non des aires associatives visuelles ; la cécité corticale est cependant une redoutable séquelle car elle crée une cécité très sévère, moins complète que celle provoquée par l’atteinte des voies visuelles extra-corticales car elle laisse passer certaines perceptions de luminosité ou de mouvement ; mais à l’inverse de la cécité extra-corticale le patient n’a souvent pas une conscience nette de sa cécité, d’autant qu’il est rare qu’elle ne soit pas associée à d’autres troubles, surtout de mémoire, qui la noient dans une certaine confusion mentale ; la cause la plus fréquente est un AVC sur la circulation cérébrale postérieure (cérébrales postérieures et tronc basilaire) : on peut la voir aussi au décours de l’angiographie cérébrale et de la chirurgie cardiaque ; également de l’arrêt cardiaque et de l’intoxication au CO2.

Les agnosies suivantes correspondent aux véritables agnosies visuelles de la neuropsychologie :

  • Les agnosies visuelles d’objet
  • Les agnosies visuelles des couleurs
  • Les agnosies visuelles de formes en mouvement
  • Les aphasies optiques
  • Les agnosies visuelles dites « catégorielles » car pouvant exister pour des catégories de sujets ayant entre eux un lien sémantique
  • Les prosopagnosies ou agnosies visuelles des visages

tout en sachant que certaines agnosies visuelles peuvent se regrouper ; par exemple quelqu’un peut ne pas reconnaitre les objets de telle catégorie et ne pas, non plus, en discriminer les couleurs.

Avant de passer aux différents chapitres on a cru bon de donner la répartition classique de la vascularisation corticale par les trois grandes paires d’artères cérébrales, fig3 : orange rosé pour le territoire des deux cérébrales moyennes (ou sylviennes) ; rose pour les deux cérébrales antérieures ; ces 4 artères, non figurées sur ces schémas, sont issues des deux carotides internes D et G (CI) ; violet pour les deux cérébrales postérieures (CP) issues du tronc basilaire (TB) (qui sont les plus concernées dans cette pathologie visuelle). Bien noter que ces trois couleurs correspondent aux 6 artères responsables de la vascularisation corticale et non aux lobes cérébraux ; à partir de la fig 3 il ne sera plus question que de ces couleurs de la vascularisation. Par ailleurs des schémas plus grands et plus détaillés peuvent être vus aux pages consacrées à l’anatomie.

A – Les agnosies visuelles d’objet

Correspondent à l’impossibilité ou aux difficultés pour le sujet atteint ne pas pouvoir reconnaitre par voie visuelle des objets que pourtant il connait ; et cela en l’absence de troubles de mémoire et de lésion sur la filière visuelle allant des yeux aux cortex visuels primaires inclus (v . supra) ; on estime qu’il y a deux façons de ne pas reconnaitre les objets : soit parce que les différentes surfaces qui le constituent ne peuvent plus être perçues comme un ensemble signifiant : on parle d’agnosie aperceptive (par absence de perception globale) ; soit parce ce que l’objet est bien vu de façon globale mais n’est plus relié mentalement à la connaissance visuelle que le patient en avait antérieurement : cette forme semble donc liée à la perte de liaison entre la forme de l’objet, perçu correctement, et sa signification pourtant normalement mémorisée dans les aires associatives : d’où son nom d’agnosie associative ou asémantique .

1° l’agnosie visuelle aperceptive

Le sujet atteint ne peut pas assembler les formes de l’objet qu’il a devant lui et il ne peut donc ni le dessiner ni l’apparier avec un objet similaire ; cependant il peut le reconnaitre par d’autres canaux : le toucher ou l’ouïe ; comme par exemple le son d’un instrument de musique lui fera reconnaître un violon alors qu’il ne le peut pas visuellement ; il y arrive cependant quelquefois si l’examinateur le présente sous un autre angle ou s’il en mime l’utilisation.

Des cas moins prononcés montrent la persistance de la reconnaissance pour des objets simples isolés mais l’impossibilité d’extraire des formes signifiantes dans des figures enchevêtrées comme le montre la fig 2 :

Un sujet atteint d’agnosie visuelle aperceptive sera sur ce dessin incapable de séparer visuellement la guitare, le vélo, les lunettes, la pomme et les cerises et ce dessin sera pour lui une énigme ; par contre si l’agnosie aperceptive est discrète il pourra parfois identifier certains objets ; la recherche de la reconnaissance de dessins concrets ou de formes géométriques courantes reste un excellent moyen de tester cette forme d’agnosie.

Dans d’autres cas l’agnosie peut ne concerner que des objets complexes : le sujet ne voit que détail après détail sans pouvoir considérer l’ensemble : ainsi verra -il les différentes parties d’une machine à café mais pas la machine à café elle-même ; on parle de simultagnosie visuelle ou perte de la reconnaissance visuelle simultanée et globale.

Dans les formes très modérées la reconnaissance est possible quand l’objet est dans une position « standard » mais peut ne pas se faire sous des angles particuliers qui modifient la position de l’objet.

Les lésions (L) donnant ce type d’agnosie sont en général bilatérales et concernent surtout les circonvolutions (ou gyrus) linguale (GL) et fusiforme (GF) à la face inférieure des deux lobes occipito-temporaux par infarctus des artères cérébrales postérieures (CP) (fig 3) ; on le rencontre aussi dans certaines intoxication au CO2.

A signaler que sur cette figure seules ont été figurées l’artère cérébrale postérieure gauche en entier et les deux communicantes postérieures (cop) qui les relient aux carotides internes formant la partie postérieure du polygone de Willis (v. pages anatomie).

2° L’agnosie visuelle associative

Bien que vu correctement l’objet n’est pas reconnu, car il a perdu sa signification visuelle par perte de sa liaison sémantique ; à l’inverse du cas précédent l’objet peut être apparié à un objet similaire et peut être dessiné ; en effet tout sujet normal peut reproduire à peu près correctement un dessin sans comprendre ce à quoi il correspond.

Ce qui est perturbé dans ce type d’agnosie est donc la liaison entre ce qui est vu au niveau des circonvolutions visuelles (linguale et fusiforme) et une région sémantique gardant en mémoire la signification apprise des objets ; si nous ne connaissons pas les limites exactes de cette région, ni la façon dont elle fonctionne, ni même si elle est unique et retient l’ensemble de ce que nous avons appris ou si elle organisée en plusieurs foyers dédiés chacun à une modalité sensorielle (vue, ouïe et tact notamment), la majorité des auteurs la situe au niveau du gyrus angulaire (GA) de l’hémisphère gauche (aire 39, à la jonction pariéto-temporale fig 4) ; l’agnosie visuelle associative serait alors en rapport avec l’atteinte des voies qui y conduisent (a) ou de l’aire sémantique elle-même (b) ; les lésions responsables de cette agnosie sont effectivement le plus souvent pariétales inférieures gauches.

B – Les agnosies des couleurs

1° L’achromatopsie désigne l’incapacité acquise de la perception des couleurs dans la totalité ou seulement une partie du champ visuel ; les lésions en cause siègent dans les circonvolutions fusiforme et linguale supports elles-aussi de la reconnaissance des couleurs ; les patients se plaignent de voir une partie ou la totalité du champ visuel en gris.

2° L’agnosie des couleurs concerne le non rattachement d’un objet à sa couleur habituelle ; si l’on montre le dessin d’une cerise coloriée en rouge le sujet ne se trompera pas dans la reproduction de la couleur ; par contre si on lui demande de colorier une cerise pré-dessinée sans couleur, il ne saura pas laquelle lui attribuer ; les lésions responsables concernent le plus souvent la liaison entre les circonvolutions fusiforme et linguale et celle des connaissances sémantiques de l’hémisphère gauche, comme vu précédemment pour les agnosies associatives (aire 39 fig 4) dont elle pourrait être une forme particulière.

3° L’anomie des couleurs correspond à l’impossibilité de nommer des couleurs pourtant perçues normalement ; sont en cause des lésions entre les aires visuelles et les aires du langage de l’hémisphère gauche. En effet le langage utilise dans l’aire de Wernicke (W fig4) les mots mémorisés qui jouxtent ou se superposent avec les aires sémantiques sensorielles. (V. pages sur le langage).

C – Les agnosies visuelles des formes en mouvement

Cette agnosie est appelée akinétopsie (de a privatif, kinetos mouvement, opsein voir) ; les sujets atteints ont beaucoup de mal à voir un mouvement se dérouler devant leurs yeux, comme si ce mouvement était figé ; l’histoire classique est celle de cette dame qui ne voyait pas son thé couler quand elle le servait dans sa tasse : l’écoulement lui paraissait figé comme une cascade prise dans la glace ; ce qui entrainait évidemment le risque d’en verser trop et de faire déborder la tasse ; plus grave est la non perception du mouvement de voitures et de vélos dans la rue rendant toute traversée sans aide quasi impossible.

Les lésions concernent une zone située entre les aires 19 et 37 responsables de la sensation de mouvement ; en vision axiale les lésions doivent être bilatérales ; en vision latérale un seul hémisphère peut être concerné, la lésion se situant du côté opposé à celui où l’akinétopsie se manifeste.

La fig 5 donne une vue de la face interne d’un hémisphère (ici le gauche) et de la situation des aires 19 (appartenant au lobe occipital) et 37 (appartenant au lobe temporal) ; leurs limites jonctionnelles (lj→) se poursuivent à la partie basse de la face latérale de l’hémisphère ; la disposition ce ces aires est identique à droite.

D – Les aphasies optiques

Elles se caractérisent par l’impossibilité de nommer un objet alors qu’il est reconnu et qu’il peut être nommer par une autre voie que la voie visuelle (le toucher par exemple) éliminant une cause aphasique ; l’étiologie la plus vraisemblable est l’atteinte de la liaison entre les aires visuelles associatives et les aires du langage.

E – Les agnosies visuelles catégorielles

Elles peuvent se rencontrer en association avec les agnosies visuelles précédentes ; leur originalité vient du fait que l’agnosie ne concerne que certaines catégories de choses reliées entre elles sémantiquement ; ainsi il peut s’agir d’agnosie de formes non vivantes ou de formes vivantes ; par exemple de matériels destinés à la cuisine, au bricolage, de petits objets ou au contraire des monuments pour les premières, de mammifères, d’oiseaux, de plantes, de fleurs pour les secondes… On parle d’agnosie asémantique voulant dire que les connaissances sémantiques ont été altérées dans certains domaines de la connaissance ; l’origine de ces agnosies constitue un défit pour les neuropsychologues car si une atteinte partielle de l’aire sémantique concernée par telle ou telle catégorie peut effectivement se concevoir (v.supra) il semble s’y ajouter des difficultés perceptives faisant intervenir des dysfonctionnements au sein de la chaine de la reconnaissance visuelle.

F – Les prosopagnosies

Le terme de prosopagnosie définit les difficultés ou impossibilités (a privatif) de reconnaitre (gnosein) les visages (prosopos) ; les personnes qui en sont atteintes peuvent, par exemple, ne pas reconnaitre les visages familiers (famille, amis, proches) qu’ils reconnaissaient pourtant parfaitement auparavant ; ils peuvent avoir des difficultés similaires avec des visages médiatisés pourtant très connus quand ils les voient sur des photos, au cinéma ou à la télévision ; dans les cas les plus extrêmes c’est leur propre visage qu’ils ne peuvent reconnaitre dans une glace (on parle d’autoprosopagnosie) ; certes il peut s’y associer une agnosie des objets car les régions corticales qui gèrent ces capacités de reconnaissance sont proches les unes des autres ; mais il s’agit bien d’une agnosie particulière car elle peut exister isolément ; elle peut aussi s’associer à des agnosies qui ne paraissent pas si éloignées catégoriellement comme celle de la tête d’un animal familier (le chien de la famille par exemple), voire de modèles de voitures (dont la calandre revêt souvent une expression propre à chaque modèle).

La prosopagnosie ne détruit pas complètement toute possibilité d’identification car elle conserve souvent la reconnaissance de signes distinctifs surajoutés déjà connus : ainsi une moustache, des lunettes, un chapeau certains vêtements peuvent permettre la reconnaissance dans certaines conditions.

Certains neuropsychologues ont fait intervenir des processus amnésiques (pertes de mémoire) mais ces derniers atteignent de préférence les images récentes laissant persister longtemps les plus anciennes ; ce qui n’est pas le cas pour les prosopagnosies ; par ailleurs les lésions responsables (fig 6) atteignent le plus souvent la jonction occipito-temporale des gyrus fusiformes et linguaux de façon bilatérale ; elles sont donc très voisines de celles responsables des agnosies visuelles d’objets mais avec une nette prédominance de lésions droites qui peuvent suffire à provoque une prosopagnosie (siège des lésions droites : sld ; gauches : slg ; les pointillés fins –pf- correspondent à la limite entre lobe occipital et lobes temporaux).

Par ailleurs les parties toutes antérieures des lobes temporaux (notamment les aires 20 et 38) semblent aussi concernées avec une différence d’effet droite – gauche, l’hémisphère droit traitant plutôt le côté visuel et le gauche le côté verbal ; en effet si le côté visuel parait bien essentiel on ne peut sous-estimer la puissance de la relation visuelle dans l’évocation d’un nom de personne ; l’atteinte verbale pourrait ainsi participer aux difficultés de reconnaissance des visages et donner aux fonctions sémantiques de l’hémisphère gauche une part de responsabilité dans ces agnosies particulières.

Éditorialiste
Dr François PERNOT

Médecin Chirurgie Générale retraité

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